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Crise ivoirienne/Le Canada s’en mêle: L’université de Québec à Montréal fait des révélations sur le régime Ouattara-RHDP… ‘’Ventre et maux de ventre’’

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À la suite du décès du premier ministre Amadou Gon Coulibaly, le président Alassane Ouattara décidait de concourir pour un controversé troisième mandat. Il y aurait eu près d’une centaine de morts lors de manifestations entre août et novembre 2020 selon certaines estimations.

Tandis que l’alliance politique qu’il avait construite se délite, le président fait face à une contestation grandissante produisant un véritable blocage politique, recourant crescendo à la coercition contre l’opposition politique.

Face à une forme de resserrement autoritaire dans le contexte de ce troisième mandat suite à l’élection du 31 octobre 2020, la question centrale est celle de la légitimité de son pouvoir, source de fortes tensions sociopolitiques.

Construite sur une rupture politique, celle de la chute de Laurent Gbagbo le 11 avril 2011, l’expérience ivoirienne « post-conflit » illustre les véritables enjeux de la consolidation de la paix contemporaine, focalisée sur la « stabilité » soutenue par les acteurs internationaux, dont la durabilité est pour le moins douteuse.

Depuis 2011, les élites politiques au pouvoir cherchent à coopter via la carotte et le bâton d’éventuels opposants, grâce aux immenses ressources à leur disposition. Si la « politique du ventre» ne fonctionne pas, la « chicotte » prend le relais. Ces modalités du pouvoir demeurent ainsi centrales en Côte d’Ivoire, entre négociations et tensions.

Il est bien possible que le régime Ouattara cherche à faire baisser la pression après l’élection présidentielle. Mais les problèmes profonds ne sont toujours pas résolus, pour un régime politique qui s’enfonce dans une logique d’« autocratie électorale » de plus en plus risquée.

En juillet dernier, avec leur chanson « On dit quoi ?», les célèbres zougloumen Yodé et Siro se sont adressés à l’actuel président de la République de la Côte d’Ivoire pour faire le bilan de ses deux mandats. Ces artistes dénonçaient dans cette chanson les inégalités sociales et politiques de l’ère Alassane Ouattara, au pouvoir depuis 2011.

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Au même moment, le dauphin du président pour l’élection présidentielle du 31 octobre 2020, le premier ministre Amadou Gon Coulibaly, décéda subitement. Alors que les conditions d’organisation de cette élection étaient déjà contestées par l’opposition le président décida de concourir pour un controversé troisième mandat. L’espoir d’une première passation pacifique du pouvoir en Côte d’Ivoire 30 ans après l’ouverture au multipartisme s’est ainsi éloigné.

Depuis neuf ans, Alassane Ouattara a réussi à construire une forme de « stabilité » politique : mais à qui profite-t-elle et pour quelle finalité ? Depuis 2011, les élites politiques au pouvoir cherchent à coopter via la carotte et le bâton d’éventuels opposants, grâce aux immenses ressources à leur disposition. Si la « politique du ventre » ne fonctionne pas, la « chicotte » prend le relais. Ces modalités du pouvoir demeurent ainsi centrales en Côte d’Ivoire, entre négociations et tensions. Tandis que l’alliance politique qu’il avait construite se délite, le président fait face à une contestation grandissante produisant un véritable blocage politique, recourant crescendo à la coercition contre ses adversaires.

LES VIOLENCES PREELECTORALES CAUSERENT UNE TRENTAINE DE MORTS D’AOUT A OCTOBRE 2020.

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Entre le jour de l’élection et le 10 novembre 2020, le Conseil national des droits de l’homme évoque 55 morts et 282 blessés, tandis que le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a déclaré que 8000 réfugiés ont fui le pays.

Pourtant lors de la campagne électorale boycottée par la quasi-totalité de l’opposition, Alassane Ouattara s’est présenté comme « le meilleur  » pour répondre aux attentes des Ivoiriens, en s’appuyant sur un bilan qu’il perçoit comme positif. Face à une forme de resserrement autoritaire dans le contexte de ce troisième mandat, la question centrale est celle de la légitimité de son pouvoir, source de fortes tensions sociopolitiques.

LA «STABILITE». POUR QUI ET POUR QUOI ?

«On dit quoi ? Mon président on dit quoi ?

Le pays devient joli oh,

Y’a goudron partout,

Y’a lumière partout,

Y’a même lumière dans goudron.»

Le régime d’Alassane Ouattara est construit sur une rupture politique, celle de la chute de Laurent Gbagbo le 11 avril 2011, sous la pression des ex-Forces armées des Forces nouvelles (FAFN) et du Conseil de sécurité (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire, opération française Licorne). Ces acteurs souhaitaient faire respecter les résultats électoraux certifiés par l’opération onusienne, que le président Laurent Gbagbo refusait de reconnaître. Les blessures dans le corps social ont été profondes, et l’on s’attendait à des politiques publiques visant une réconciliation après une décennie de « ni-guerre, ni-paix ».

Les dimensions centrales de la justice transitionnelle promue par l’ingénierie internationale de la construction de la paix sont les politiques publiques de vérité, pardon, réparation, et de justice punitive.

Gagnoa Garahio
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Créée en juillet 2011 par décret présidentiel, la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR) et les initiatives qui s’en sont suivies sur la thématique de la « cohésion sociale » ou de la «compensation des victimes » ont été des pratiques principalement cosmétiques pour répondre à la « checklist » internationale et des outils de dépolitisation. La dimension punitive a été une justice des vainqueurs, en ne s’attaquant qu’aux responsables d’un camp. Les juges de la Cour pénale internationale n’ont pas validé cette approche. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé ont été relaxés en première instance et sont aujourd’hui légalement autorisés à rentrer en Côte d’Ivoire, malgré une instance en appel contre eux.

L’État ivoirien en sortie de conflit a été, bien loin des clichés sur les pays «  post-conflit  » souvent décrits comme « faillis » ou « faibles », dans une phase de réaffirmation depuis 2011.

L’Autorité pour le désarmement, démobilisation et réintégration (ADDR) prétend avoir réintégré près de 60000 ex-combattants entre 2012 et 2015. Si ce programme a certainement eu des limites, illustrées par la répression contre les associations d’ex-combattants réclamant leurs droits, l’ADDR a été financée à 75% par l’État ivoirien et a contrôlé le processus, tandis que les acteurs internationaux, dont en premier lieu l’ONUCI, étaient largement spectateurs.

Le Plan présidentiel d’urgence (PPU) et le Plan national de développement (PND) illustrent la dimension socio-économique de cette réaffirmation de l’État sur le processus de reconstruction en sortie de conflit. Le réinvestissement dans les infrastructures, en particulier routières, est l’une des marques de l’ère Ouattara, mais ce réinvestissement est déséquilibré en défaveur des infrastructures socio-économiques de base comme dans la santé et l’éducation.

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La fenêtre d’opportunité pour les élites ivoiriennes au pouvoir a été rendue possible par des marges de manœuvre budgétaires inédites dans le cadre de l’achèvement du processus Pays pauvres très endettés (PPTE) du Fonds monétaire international. Ceci illustre le soutien international sans faille lors de la sortie de conflit ivoirienne. Le nouveau pouvoir a aussi indéniablement réussi à remettre rapidement en marche l’économie.

Mais c’est un modèle à la durabilité incertaine, notamment parce que cette croissance «  post-conflit» était aussi liée à une forme de rattrapage des années de crise sociopolitique. De plus, les résultats macroéconomiques qui ont hissé la Côte d’Ivoire depuis 2011 parmi les pays aux plus forts taux de croissance au monde sont des gains inégalement répartis : « les progrès sur le plan de l’amélioration des conditions de vie, de la réduction de la pauvreté et des inégalités sont en effet très lents».

Même si quelques gestes politiques ont été réalisés lors des deux mandats, les stratégies principales de réconciliation furent donc principalement l’oubli et la croissance économique. Lors du départ de l’ONUCI en 2017, le cas ivoirien est présenté comme un succès pour la construction de la paix, tandis que l’économie ivoirienne serait « aux portes du paradis». Les acteurs internationaux ont développé depuis plusieurs années un véritable fétichisme pour les technocrates perçus comme capables de «  fournir des résultats». L’État français a investi plusieurs milliards d’euros depuis 2011 en Côte d’Ivoire à travers différents «  contrats de désendettement et de développement (C2D) » liés au processus PPTE susmentionné, mais aussi en accordant des prêts concessionnels pour des projets majeurs comme le «  métro d’Abidjan ». Stratégiquement, la Côte d’Ivoire est d’une importance cruciale dans le cadre de l’opération Barkhane au Sahel, et plus globalement pour les puissances internationales comme les États-Unis dans la lutte contre le terrorisme dans la sous-région ouest-africaine. L’ancien ambassadeur français en Côte d’Ivoire (2017-2020), récemment rappelé par Paris, le disait sans ambages  : «  L’intérêt de la France, c’est la stabilité. Et ça, c’est Ouattara.»

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Le meeting de l’opposition du 10 octobre 2020 au stade Félix Houphouët-Boigny-Abidjan

Ainsi dans le contexte d’une manifeste focalisation des acteurs internationaux sur la «  stabilité», un ensemble d’acteurs « locaux/internationaux » en partie «  franco-africains» a construit un projet commun : non pas une paix positive ou une réconciliation comme cela a été présenté, mais une forme de «  stabilité  » dont la durabilité est pour le moins douteuse. Cette expérience ivoirienne «post-conflit  » illustre les véritables enjeux de la consolidation de la paix contemporaine : « des aspirations au statu quo, axées sur la stabilité régulatrice et la sécurité régionale et intérieure, plutôt que la transformation». Après les mutineries militaires de janvier et mai 2017, les acteurs internationaux ont commencé à hausser le ton, émettant notamment un rapport critique des ambassadeurs de l’Union européenne.

Ils sont cependant globalement impuissants face à la dégradation de la situation lors des élections de 2020.

VENTRE ET MAUX DE VENTRE

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La violence matérielle et symbolique de la pauvreté a perduré pendant les deux mandats d’Alassane Ouattara. Cette violence a produit plus de désespoir dans ce pays que tout groupe armé. En 2018, l’espérance de vie des citoyens ivoiriens était similaire à celle des habitants de la Somalie ou du Soudan du Sud, malgré une croissance économique de près de 8% en moyenne entre 2011 et 2019. Selon l’indice de développement humain, le pays est classé 34ème sur 54 pays africains et 165ème sur 189 pays dans le monde, bien qu’il soit la première économie de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). La capitale économique Abidjan a symbolisé ces contrastes et inégalités. Ce risque social est qualifié de construction d’un « apartheid économique» qu’illustrent les politiques de destruction de logements précaires. En zone rurale, malgré une volonté étatique de protéger les prix du cacao en partenariat avec le Ghana30, les infrastructures socioéconomiques de base (santé, éducation) restent très peu développées, dans un contexte d’«  épuisement31  » du modèle d’économie de plantation.

La politique de  revalorisation du salaire des fonctionnaires et l’accroissement significatif du salaire minimum touchent principalement les salariés du secteur «formel» privé et public. Or, le marché de l’emploi est dominé par le secteur dit «  informel  » représentant 90% des emplois, qui contribue à hauteur de 30 à 40% du PIB. En Côte d’Ivoire la «classe moyenne  » n’existe pas en tant qu’«appartenance collective  » au sens sociologique ou politique comme d’ailleurs dans la plupart des pays africains. Ceux que Berrou & al appellent « les gens du milieu » en Côte d’Ivoire cherchent avant tout « (…) la protection de leurs stratégies de promotion personnelle et familiale.

Avec ces types de classes moyennes, les mobilisations collectives sont très limitées et l’altruisme politique réduit (…). ‘La classe moyenne’ a la particularité d’avoir été échaudée par les coûts de la crise politique et militaire, ce qui devrait favoriser dans l’ensemble une tendance au statu quo».

Alassane Ouattara et son parti le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) pourraient conserver dans ce contexte une forme de base sociale, qui répondrait favorablement aux discours de « stabilité », qu’ils prétendent garantir. Mais si l’absence d’ouverture démocratique produit de plus en plus de tensions politiques et de la violence dans le pays, est-ce que ce discours peut être crédible ? Une pratique politique classique en Côte d’Ivoire, qui est centrale pour comprendre la longévité du régime d’Houphouët-Boigny, c’est la politique du ventre35, visant à travers des réseaux patrimoniaux diffusés dans la société à maintenir les équilibres sociopolitiques et à coopter. Dans ce cadre, le « processus d’assimilation réciproque des élites » est un outil classique de la domination politique. Le parti RHDP est l’outil privilégié pour réaliser cette volonté d’hégémonie dans la société.

Ses ressources financières permettent à cette machine politique de se déployer partout dans le pays. Pour Alassane Ouattara, l’une des raisons principales du boycottage de l’opposition serait qu’elle n’a pas eu les moyens de réaliser une campagne électorale de grande ampleur comme le RHDP, telle celle de ce parti en 2015, qui aurait coûté quinze millions d’euros. Le président en plaisanta d’ailleurs, lors d’une récente rencontre à Man, et déclara à propos d’Henri Konan Bédié et d’Affi N’Guessan, les deux candidats majeurs appelant au boycottage actif: «  On va demander au  ministre des Finances de leur donner crédit.  » De plus, le RHDP coopte régulièrement des «  indépendants  » avant ou après les élections39. Cette politique a commencé dès 2011 lorsque de nombreux députés «  indépendants  » furent élus aux législatives de 2011 après la chute de Laurent Gbagbo. Cela a continué avec des initiatives visant notamment à siphonner les cadres du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), avec par exemple le mouvement «  PDCI renaissance ».

LES IMMENSES RESSOURCES FINANCIERES DE LA FAMILLE OUATTARA SONT AUSSI UTILISEES POUR OBTENIR DU PRESTIGE OU DES SOUTIENS POLITIQUES.

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Feu Amadou Gon Coulibaly défunt candidat du RHDP

La fondation Children of Africa dirigée par la première dame Dominique Ouattara, qui a géré dans le passé les biens immobiliers d’Omar Bongo et Félix Houphouët-Boigny, a inauguré en 2018 à Bingerville près d’Abidjan un établissement privé à but non lucratif, l’« Hôpital mère-enfant  », qui a coûté 50 millions de dollars américains. Cette fondation, ainsi que d’autres initiatives de la première dame comme le Fonds d’appui aux femmes de Côte d’Ivoire qui fournit des microcrédits pour des activités génératrices de revenus, se déploient à de nombreux endroits, y compris dans des zones rurales reculées. La famille du couple présidentiel occupe aussi des positions économiques clés, comme dans le secteur des médias ou dans le commerce du cacao.

Depuis la rupture de l’alliance avec le PDCI d’Henri Konan Bédié ainsi que de Guillaume Soro (2018-2019), l’exécutif réprime ou harcèle les hauts fonctionnaires, politiciens locaux ou membres du gouvernement qui ne prêtent pas allégeance au RHDP. L’utilisation de la coercition devient de plus en plus fréquente, si la carotte ne fonctionne pas. Lors de la spectaculaire affaire Soro en décembre 2019, le régime fait emprisonner en Côte d’Ivoire 17 individus proches de l’ancien président de l’Assemblée nationale (certains sous la forme de disparitions forcées), dont plusieurs députés du groupe parlementaire qui le soutenait, en toute illégalité. En septembre 2020, certains députés ont été libérés provisoirement et plusieurs, comme Kanigui Soro, président du Rassemblement pour la Côte d’Ivoire (RACI), un parti politique satellite de la « sorosphère », s’est déclaré publiquement en faveur du RHDP.

LA CHICOTTE

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Avec le délitement de l’alliance politique qui lui avait permis une réélection facile en 2015, le régime a utilisé crescendo les ressources coercitives de l’État pour s’assurer de garder le contrôle. Mais la gouvernance politique en Côte d’Ivoire sous Ouattara ne peut se résumer à la répression et l’autoritarisme.

Comme au temps d’Houphouët-Boigny, le régime s’appuie sur un dosage entre coercition et négociations politiques, utilisant la carotte et le bâton selon les circonstances.

Après 2011 et les soubresauts de la sortie de crise, dans les différentes arènes locales tout autant que dans les coulisses du pouvoir, la construction de l’État est aussi un processus de négociation qui résiste aux grandes narrations et généralités. Le pouvoir d’État est certes focalisé sur un individu, mais cet État est aussi traversé par des négociations et des jeux d’alliance complexes.

Néanmoins différents outils «  illibéraux  » ont été utilisés par les élites nationales pour affirmer leur pouvoir depuis 2011, comme des détentions arbitraires, suspensions temporaires des journaux d’opposition, et interdictions stratégiques de manifestations.

Ainsi, le bilan en matière de droits humains est donc décevant depuis bien longtemps sous l’ère Ouattara. Lors du départ de l’ONUCI, le gouvernement a résisté à la volonté des acteurs internationaux de créer un Bureau du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, qui aurait suivi ces questions et permis une transition avec l’ONUCI.

Avant même le décès d’Amadou Gon Coulibaly et le choix du président de briguer un troisième mandat, la dégradation de l’espace civique était manifeste depuis plusieurs années, avec notamment l’adoption en 2019 d’un nouveau code pénal incluant «  la criminalisation des offenses au chef de l’État, la publication de fausses nouvelles, ‘les propos injurieux sur internet’ et ‘la publication de données pouvant porter atteinte à l’ordre public».

L’organisation CIVICUS a ainsi rapporté que ces dernières années des journalistes ont été condamnés à des peines de prison ou de lourdes amendes, tandis que le cyberactiviste « Serge Koffi le Drone » a été torturé par l’Unité de lutte contre le grand banditisme. Il est en détention provisoire depuis mai 2020. Samba David, président de la Coalition des indignés de Côte d’Ivoire, a purgé trois ans de prison entre 2015 et 2018 pour avoir organisé des manifestations contre la hausse du prix des carburants et a été aussi victime de tortures.

À la suite de l’ordre de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, demandant la suspension du mandat d’arrêt contre Guillaume Soro et la remise en liberté provisoire de ses partisans, la Côte d’Ivoire a annoncé le retrait du droit de saisine aux particuliers et organisations non gouvernementales ivoiriens auprès de la Cour. Cette dernière a aussi, par plusieurs jugements, souligné le non-respect du droit dans l’organisation des élections, comme à la suite de la décision du Conseil constitutionnel de retenir quatre candidats sur 44 pour la présidentielle d’octobre 2020.

Guillaume Soro n’est pas le seul à avoir été inquiété en se séparant de l’alliance RHDP. Jean-Louis Billon, un cadre du PDCI qui a été ministre sous Alassane Ouattara, entrepreneur et l’une des premières fortunes du pays, a subi de nombreuses pressions depuis que son nom a été cité pour être candidat en 2020.

Président du Conseil régional du Hambol élu au suffrage universel, il a été suspendu par arrêté ministériel en 2017, une décision dénoncée comme illégale. Son groupe agro-industriel (la première entreprise privée ivoirienne), SIFCA, a été, selon Billon, victime d’«harcèlement fiscal».

Concernant le Front populaire ivoirien, Laurent Gbagbo depuis mai 2020 est légalement autorisé à rentrer en Côte d’Ivoire, mais l’administration consulaire en Belgique n’a pas répondu à sa demande de passeport pour retourner dans son pays, une mesure largement perçue pour gagner du temps et éviter son retour avant les présidentielles. L’ancien président est menacé de condamnations judiciaires en Côte d’Ivoire.

Depuis 2011, le secteur de la sécurité a été profondément affecté par la dette politique envers les anciennes Forces nouvelles, ce qui l’a profondément divisé. Le « retour de l’État » dans les politiques de sécurité a bien été une priorité dans les premières années de la sortie de conflit. Entre 2012 et 2019, les dépenses de sécurité intérieure ont augmenté de 64 %, et les dépenses de défense de 28%. Le secteur de la sécurité a été secoué par les mutineries de 2017  : le chef d’état-major des Armées et le ministre de la Défense furent congédiés.

Pour répondre aux demandes financières des mutins, l’application de la loi de programmation militaire a dû être revue pour payer des primes exubérantes de plus de 20000 dollars canadiens pour chacun des 8400 mutins.

Face à cette situation, le nouveau ministre de la Défense Hamed Bagayoko a lancé un plan de départ volontaire pour restructurer les ressources humaines, dont la mise en place a commencé à l’automne 2018. Ces réformes aussi ambitieuses soient-elles, ne peuvent être réalisées sans prendre en compte les réseaux de commandements militaires parallèles des ex- « ComZones». Mais jusqu’ici, force est de constater que les corps habillés sont fidèles au régime en place, ils ont d’ailleurs reçu une «  prime exceptionnelle» avec les soignants dans le cadre de la pandémie de COVID-19.

La décision du président en août 2020 de briguer un troisième mandat a mis le feu aux poudres au pays, avec des violences électorales causant près d’une centaine de morts depuis.

La police se serait appuyée sur des supplétifs pour réprimer des manifestations contre la candidature à un troisième mandat. L’une des leaders de la société civile mobilisée contre le troisième mandat, Pulchérie Édith Gbalet de l’ONG Alternative citoyenne ivoirienne  et deux de ses collègues «  ont été arrêtés par des hommes armés dans un hôtel d’Abidjan» en août 2020 au moment des premières mobilisations. Elle a aussi été licenciée de la société d’État BNETD en septembre. La tension est montée d’un cran avec l’appel au «  boycottage actif  » de l’opposition lors de la campagne électorale. Le 17 octobre 2020, des individus ont brûlé la résidence d’Affi N’Guessan, un des leaders de cette opposition et candidat à la présidentielle.

RESSERREMENT AUTORITAIRE ET LEGITIMITE POLITIQUE

« Faisons attention à un peuple qui ne parle plus,

Parce que quand ça va chauffer,

Y’a plus clôture pour sauter,

Maman bulldozer a tout cassé. »

Le premier pilier du programme politique présenté par le RHDP concernait «  la consolidation de la paix, de la sécurité et de la cohésion sociale». Le thème de la stabilité était omniprésent dans les discours de campagne du président. Le secrétaire général de la présidence Patrick Achi déclarait par exemple pendant la campagne que «  le développement n’aime ni le bruit ni les palabres». Cette stratégie rhétorique est en fait une pratique courante sur le continent, y compris dans des pays connaissant peu de violences politiques.

La logique de resserrement autoritaire à la suite de la contestation grandissante contre le régime a eu des effets positifs pour rapprocher l’opposition politique. Le refus d’Affi N’Guessan de faire activement campagne comme en 2015 fait suite à la disqualification de nombreux candidats par le Conseil constitutionnel le 14 septembre, en particulier Guillaume Soro, Laurent Gbagbo, Marcel Amon-Tanoh, Albert Toikeusse Mabri, ou Mamadou Koulibaly. Tous ces acteurs ou leurs représentants ont participé à un rassemblement commun le 10 octobre avant l’élection. La «  société civile  » ivoirienne (organisations sur les droits humains, artistes, personnalités intellectuelles, publiques, et du monde de la recherche) a pour l’instant peu d’influence sur cette contestation du troisième mandat, mais le climat politique hostile et les pratiques autoritaires du pouvoir expliquent en grande partie leurs difficultés. L’opposition a maintes fois demandé le report du scrutin pour négocier, tout comme des organisations comme l’International Crisis Group, ainsi que la diplomatie française. Face à cette logique, la question de jusqu’où les élites politiques au pouvoir sont prêtes à aller dans leur volonté de réprimer les contestations est centrale, et pose celle de la légitimité du président à l’avenir.

L’élection a finalement bien eu lieu le samedi 31 octobre, mais dans de mauvaises conditions. Au moins cinq personnes ont été tuées, ces décès s’ajoutant au lourd bilan préélectoral. Plutôt que de répondre par une répression totale, le pouvoir politique a joué une forme d’apaisement avec l’opposition le jour du vote. Dans une stratégie de «  boycottage actif  », cette dernière a réussi à empêcher l’ouverture de 23% des bureaux de vote selon des observateurs. La participation électorale a été très disparate selon les quartiers et les régions. Le taux de participation annoncé par la Commission électorale indépendante de 53,90% (similaire à 2015) est un chiffre clairement fantaisiste étant donné la fermeture de nombreux bureaux de vote et les conditions du scrutin. À la suite de l’annonce de la réélection du président avec plus de 94% des voix, l’opposition n’a pas reconnu cette élection, observant une vacance du pouvoir, et a créé un Conseil national de transition, dirigé par l’ancien président Henri Konan Bédié. Le pouvoir a immédiatement réagi en arrêtant de nombreuses figures de l’opposition ou en imposant des résidences surveillées. Affi N’Guessan a cherché à fuir vers le Ghana, et a été arrêté près de la frontière. Le procureur de la République Richard Adou a ouvert une information judiciaire contre plusieurs dizaines d’opposants arrêtés pour notamment «  actes de terrorisme » et « complot contre l’autorité de l’État». L’opposition réprimée par le pouvoir est aussi divisée sur la stratégie à venir, sa marge de manœuvre étant limitée. Depuis la Belgique, Laurent Gbagbo ne semble pas être dans une stratégie d’opposition frontale de type « transition », et chercherait avant tout à négocier avec le pouvoir.

Après ce resserrement autoritaire manifeste, va-t-on observer un desserrement ? Il est bien possible que le régime Ouattara cherche à faire baisser la pression après l’élection présidentielle. En 2018, un premier geste majeur avait été réalisé en libérant 800 prisonniers politiques, dont Simone Gbagbo, Alassane Ouattara refusant d’appliquer le mandat d’arrêt lancé contre elle par la Cour pénale internationale. Le retour de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire pourrait être une opportunité pour calmer les tensions, tandis que le président a récemment ouvert un dialogue avec Henri Konan Bédié. Comme au temps d’Houphouët, la carotte et le bâton sont utilisés stratégiquement. Mais les problèmes profonds ne sont toujours pas résolus, soulignant manifestement une forme de continuité68, dans un régime politique qui s’enfonce de plus en plus dans une logique d’« autocratie électorale» de plus en plus risquée.

En Côte d’Ivoire, les échéances électorales constituent un moment d’angoisse et d’incertitude, mais engendrent aussi passion et violence. Durant ces moments, la religion devient un refuge et une référence pour les imaginaires en quête de repères et de morale. Toutefois, la profusion de discours prophétiques controversés, allant jusqu’à la dramatisation des compétitions politiques et les prises de position de certains leaders religieux peuvent être sources de tension.

Cette situation amène à s’interroger sur le sens et les enjeux des interférences des figures religieuses dans les affaires politiques.

En effet, les relations entre politique et religion ont une historicité en Côte d’Ivoire. Ces interventions du religieux dans le politique et vice versa se présentent sous différentes formes. Le développement d’un marché des prophéties concernant le champ politique est particulièrement visible. Lors des élections de 2020, les relations ont été particulièrement tendues entre l’Église catholique et les soutiens du pouvoir en place.

Les discours prophétiques ont participé à une dramatisation de l’échéance électorale dans un contexte difficile.

HISTORICITE DES RELATIONS ENTRE LE POLITIQUE ET LE RELIGIEUX EN COTE D’IVOIRE

En Côte d’Ivoire, le religieux et le politique entretiennent des relations ambivalentes, en dépit du principe de laïcité constitutionnelle.

Ainsi, de Félix Houphouët-Boigny, « le père fondateur de la nation  », ayant une conception philo-cléricale de la laïcité, et fervent catholique qui bâtit une basilique à la gloire de Dieu, à Laurent Gbagbo, un chrétien évangélique pentecôtiste, jusqu’à Alassane Ouattara, un président issu d’une famille musulmane originaire du nord du pays, en passant par le général Guéï Robert, adepte des religions traditionnelles, les relations théologico-politiques en Côte d’Ivoire ont été notables. Elles furent parfois tendues lors des crises sociopolitiques. Par exemple, les prophètes tels que William W. Harris et Papa Nouveau ont émergé dans le contexte colonial, au moment de l’effondrement des prix des « produits de survie ». Dans les années 1980, le prophète Koudou Gbahié Jeannot s’est fait connaître dans un contexte de paupérisation et de pandémie du sida. De 1990 à 2010, Kacou Severin et Koné Malachie sont apparus lors de la « brutalisation » de la vie socio-politique.

CONTROVERSES POLITICORELIGIEUSES ET MARCHE DES PROPHETIES

Au cours des élections présidentielles de 2010, certains religieux ont été mis au banc des accusés, à cause de leurs prophéties ou positions jugées partisanes dans le choix des candidats. En témoignent les controverses  entre Monseigneur Lézoutié ou Koné Antoine et des guides musulmans supposés être partisans d’Alassane Ouattara, d’une part, et le prophète Koné Malachie, ainsi que Monseigneur Agré, accusés de bienveillance à l’égard de Laurent Gbagbo, d’autre part. Cette situation a fortement divisé et fragilisé le milieu religieux.

Depuis 2020, avant même les élections, certains leaders religieux semblaient déjà critiquer la gestion paternaliste de la diversité sociale et religieuse du pouvoir en place, perçue comme favorisant les musulmans. À l’annonce de la candidature du président Ouattara alors qu’il avait déclaré publiquement ne pas se représenter pour un troisième mandat, le cardinal Jean-Pierre Kutwa a souligné son désaccord en déclarant « ce n’est pas nécessaire ». Cette déclaration a provoqué l’ire de certains cadres du parti d’Alassane Ouattara qui se sont rendus à la cathédrale du Plateau et ont violemment critiqué le prélat ainsi que l’ensemble du corps ecclésiastique.

Il existe aussi un véritable marché de prophéties ou révélations « divines »2 dans l’espace public. En effet, les prophètes, se faisant porte-paroles de Dieu, s’adressent au segment le plus riche de la classe politique.

Selon la générosité de l’homme politique, ils peuvent le déclarer ou non « l’élu  » de Dieu et donc gagnant de l’élection avant même le vote. Par exemple, au cours des élections présidentielles de 2010, certains ont désigné Laurent Gbagbo, et d’autres, au contraire, Alassane Ouattara comme «élu» de Dieu pour diriger le pays. En 2020, certains prophètes ont prédit la mort de son dauphin, et la « chute » d’Alassane Ouattara même s’il était élu : « Le Seigneur n’approuve pas ce troisième mandat qui sera catastrophique». D’autres prédisent le retour et la victoire de Laurent Gbagbo : «Dieu le ramènera triomphalement au pays et le réinstallera au pouvoir ».

Il arrive que des hommes politiques eux-mêmes, trouvant le terrain dangereux, se fassent former par des prophètes qui ne sont pas désintéressés. Dès lors, les prophéties fournissent, les « moyens et lieux de production et de consommation des miracles», favorisant l’offre et la demande.

Cette logique de marché donne un gain de «  commercialité  » aux prophéties et fait des prophètes des rentiers de révélations divines ayant un impact sur le comportement politique des populations et leur perception de la crise, puisqu’elles sont adossées à une théologie manichéenne plaçant la Côte d’Ivoire au centre d’un vaste « complot international » opposant les forces du Bien aux forces du Mal coalisées. Ainsi, les prophètes, comme dans une mise en scène très élaborée, procèdent à la dramatisation de l’enjeu des élections.

LA DRAMATISATION DE L’ENJEU DES ELECTIONS DE 2020

La dramatisation s’observe à travers le transfert des peurs ou opinions des prophètes dans le corps social. Ces derniers mettent en scène une guerre programmée dans leur imagination. En ce sens, un prophète prédit : «  Je vois des milliers de morts joncher les rues». Pour un autre, « il y aura une grande famine dans le pays. Une désolation totale, car tout Abidjan sera vidée de sa population», tandis qu’un autre prophète annonce que «  la guerre civile en Côte d’Ivoire sera de très courte durée, elle sera une guerre éclair comme la guerre des six jours d’Israël». Un autre prophète a annoncé que «  les forces antagonistes et protagonistes vont créer toutes les conditions d’un chaos : il y aura la répression des manifestations et le pouvoir en place fera une mobilisation extraordinaire des moyens militaires et paramilitaires qui seront présentés comme une nouvelle doctrine du maintien de l’ordre».

Le caractère fortement métaphorique de ces prophéties annonce une République menacée, en situation d’arrêt et de blocage. Ici, la violence du langage prophétique invente un climat de peur dans laquelle la Côte d’Ivoire s’est enfermée, donnant ainsi l’impression que les prophéties se réalisent au fur et à mesure que le contexte électoral devient violent et incertain. Pour les vainqueurs des élections de 2020, les prophéties se sont réalisées en leur faveur, car les élections se sont effectivement tenues, tandis que la Commission électorale indépendante et la Cour constitutionnelle ont déclaré leur candidat gagnant. Au contraire, pour l’opposition, les prophéties sont en voie de réalisation au fur et à mesure que la contestation gagne du terrain.

CONCLUSION

Dans un pays comme la Côte d’Ivoire qui traverse une crise de légitimité politique depuis plusieurs décennies, et qui est à la fois confronté aux injustices et aux inégalités sociales, les prophéties sont une manière de produire du sens. Elles fabriquent des peurs et influencent le comportement des individus. Elles servent aussi d’exutoires aux problèmes et aux dilemmes majeurs de la société ivoirienne, à savoir la peur de l’incertitude et de l’avenir tout en permettant à certains hommes de Dieu de se positionner socialement dans l’espace public.

Fondamentalement, ces prophéties posent, dans un État laïc, la question des rapports entre le religieux et le politique ou entre la religion et l’État. En fait, ces institutions jouissent toutes deux d’une légitimité, mais sont en principe séparées au nom du principe de laïcité. De ce point de vue, des interventions (in)appropriées dans la vie politique, violant le principe de séparation, ouvrent la porte à une instrumentalisation politique du religieux et vice versa, mais aussi participent à la production des imaginaires.

Source: BulletinFrancoPaix, Vol. 5, n°9, NOVEMBRE 2020